Le Sonderweg helvète

La confédération suisse accueille les grandes instances internationales du football contemporain et tient sa place au rang des nations d’élite du ballon rond, quand ses spécificités naturelles l’orientent d’abord vers le ski et l’alpinisme. En quelques 130 pages, les auteurs d’un ouvrage très complet dévoilent les forces d’un territoire composite et plurilingue aussi discret qu’influent. 

Cette parfaite et minuscule Angleterre 

Dès le 19ème siècle, la Suisse incarne une solide nation du foot européen malgré ses bassins de population peu denses. Elle a réussi ce premier prodige en créant un sport d’élite, grâce au développement de ses activités touristiques : avec l’essor des cures et de l’hôtellerie, le pays helvète est le point de passage obligé des enfants de la bourgeoisie britannique tandis que l’accélération de son industrialisation, dans le triangle Bâle-Berne-Saint-Gall, accueille des citoyens  anglais  esthètes, devenus les premiers joueurs de foot sur sol suisse. Ces points de jonction entre industrie et sport déterminent, avant l’heure, la topographie des grands clubs de football suisses au 20ème et 21ème siècles.

Un Sonderweg helvète

Le « chemin spécial » qu’emprunte la Suisse tient à son obsession pour la structuration, penchant qui ne cessera de se confirmer en matière de football. Dès 1898, la présidence passe de club en club, comme c’est le cas pour la gouvernance de la confédération helvétique  : le foot suit ainsi le modèle du fédéralisme politique suisse. Le foot fait partie du Vorort, l’organe présidentiel de l’Union suisse du commerce et de l’industrie regroupant toutes les associations patronales. Dans l’entre-deux-guerres, les associations de football traversent des zones de turbulences marquantes, certaines d’entre elles revendiquent des identités politiques ou religieuses fortes tandis que l’anglophilie continentale se maintient avec ses irascibilités propres : dans les dernières années du 19ème siècle, des querelles surviennent sur l’organisation des rencontres en fin de semaine : pour les Anglais, il n’est pas envisageable de jouer le dimanche quand c’est le jour désigné de la pratique sportive pour les Helvètes. 

La tactique du verrou suisse

C’est en 1930, avec Karl Rappan, un Autrichien, que la Suisse connaît son premier sélectionneur, resté célèbre grâce au label du « verrou suisse », tactique permettant de compenser les défauts techniques réalisés par des joueurs amateurs grâce à une défense et un collectif solides. Cette remarquable métaphore du coffre-fort hélvète se joue dans la coulisse d’un « amateurisme marron », présent dès les années 1920, avant que le professionnalisme ne devienne la norme et que les stades s’édifient aux abords des grands axes du football.

Le pouvoir vertigineux de la neutralité 

Les dirigeants du football suisse entament dès 1941 un rôle crucial dans le maintien puis la reprise des échanges internationaux. Entre 1940 et 1943, la Suisse est le pays – avec la Suède, autre territoire dit neutre et l’Allemagne, – qui joue le plus de matchs, au travers des transformations géopolitiques. Dès l’été 1945, l’ASFA écrit aux autres associations de football européennes pour proposer un agenda de rencontres. Le 4 août 1945, la Suisse reçoit la France, puis dès le mois de novembre, l’Italie. Défiant l’interdiction de la FIFA, des matchs ont lieu dès 1946 entre l’Allemagne et la Suisse dans les zones frontalières du Nord de la Suisse et du Sud de l’Allemagne. Siège de prédilection des organisations internationales dès l’entre-deux-guerres, la Suisse – et notamment Genève – accueille  l’ONU, l’Organisation des Nations Unies. La position de la neutralité Suisse remporte le soft power avant la lettre : bons réseaux de communication, stabilité bancaire, centralité géographique, pays actif sur la scène footballistique. 

Le miracle de Berne encore mieux à la télé

En 1954, toujours au centre des échanges européens, la Suisse organise la 5ème Coupe du monde et accueille les discussions présidant à la création de la Confédération européenne du football, l’UEFA, avant d’en loger les instances, redoublant ce premier coup de maître avec l’installation de la FIFA, à Nyon, qui devient l’adresse officielle de résidence du foot mondial. C’est l’occasion d’une remise à niveau structurelle des stades helvétiques. Nyon, petite bourgade suisse de bord de lac, fut très fréquentée par les rescapés des camps de concentration afin de se refaire une santé, ainsi que le raconte avec une certaine amertume au vu des conditions d’accueil, Simone Veil dans ses mémoires tandis qu’à quelques encablures de là, Charles Chaplin trouvait son refuge à Vevey. Lors de l’événement mondial qu’elle produit, la Suisse met en place un code de bonne réception des supporters, préfigurant les Coupes du monde contemporaines et met en valeur les vertus du petit écran, que les supporters de football découvrent alors et qui ajoute à la dramaturgie des matchs, notamment lors de la finale mémorable de l’équipe d’or hongroise face à l’Allemagne victorieuse : le miracle de Berne est pour la Suisse un prodige de reconnaissance internationale.

L’équipe suisse a marqué les esprits au Quatar écrit le quotidien Le Temps, mais pas comme prévu…

La « Nati multikulti » ou le comble de la com 

La qualité de la formation des jeunes joueurs suisses explique leur présence dans les grands championnats européens, le FC Bâle faisant office de tremplin et d’aimant pour les jeunes pousses au sein d’un club soutenu par la holding pharmaceutique Hoffmann-La Roche, tandis que les Young Boys de Berne et les clubs de Saint-Gall ou Sion jouent avec les pays limitrophes dans une intelligente stratégie de supranationalité. Lors de la Coupe du monde 2014 surgit en base line, la com suisse d’un football multiculturel, mettant en avant l’essor de binationaux tout en revendiquant l’identité nationale de la Nati. 8 joueurs bi-nationaux font alors partie de l’effectif de la sélection : Shaqiri, Hhaka et Behrami (Kosovo), Seferovic (Bosnie-Herzégovine), Drmic et Gavranovic (Croatie), Mehmedi et Dzemaili (Macédoine). Un Swiss made qui doit beaucoup aux autres, tout en permettant à la Suisse de continuer à rayonner au coeur du réacteur des grandes puissances du football international. 

Jérôme Berthoud, Grégory Quin, Philippe Vonnard, Le Football Suisse, des pionniers aux professionnels, Presses polytechniques et universitaires romandes, Coll. Le Savoir Suisse, 2016