Schulze-Marmeling : « le FC Bayern n’est pas un club juif mais son histoire juive est intéressante »

Né en 1956, Dietrich Schulze-Marmeling est un historien reconnu pour l’ampleur de ses recherches et l’érudition de sa documentation. Publié une première fois en 2011, « Der FC Bayern und seine Juden » a causé une forte déflagration et obtint le Prix du livre allemand de football de l’année. La version augmentée est parue en 2017, « Der FC Bayern, seine Juden und die Nazis » ». BuliLand.fr s’est entretenu avec le prolifique auteur. Première partie.

BuliLand (BL) : Tout d’abord, une question générale. Dans le cadre d’un combat entre identité et globalisation, le football tend à perdre de sa spécificité. Est-on autant concerné aujourd’hui qu’auparavant par l’histoire de son équipe ?

Dietrich Schulze-Marmeling (DSM) : Tout à fait. Tous les supporters ne sont pas forcément intéressés par l’histoire de leur club, cela a du reste vraisemblablement toujours été le cas. Moi-même, lorsqu’au milieu des années 1960, j’ai été « socialisé » fan du Borussia Dortmund, les titres de champions d’Allemagne remportés par le club en 1956 et 1957 ne représentaient alors pas d’intérêt pour moi. Ne comptaient à mes yeux que le présent et le futur. Ces 20 à 25 dernières années, je constate un travail extrêmement poussé sur l’histoire des clubs et des associations sportives. Naturellement, cela peut lasser. Toutefois, quelle que soit la « globalisation » affectant une  équipe ou son public, le soutien émanant des supporters de la commune et de la région existera toujours parce qu’ils développent un relationnel très étroit avec le club et ses joueurs.

BL : Venons-en, si vous le voulez bien, au sujet principal. En simplifiant, peut-on dire ou écrire que le Bayern à ses débuts est un club juif ?

DSM : Pas du tout. Le Bayern était certes un club qui, avant 1933 et l’arrivée d’Hitler au pouvoir, comptait environ 10% de supporters d’origine juive – ceux-ci constituaient 1,63% de la population munichoise,  à savoir 12 000 sur 735 000 -, c’est-à-dire plus que tout autre club de la ville non issu d’une association sportive spécifiquement juive. Le club comprenait un président juif, des entraîneurs juifs et des sponsors juifs. C’était probablement un endroit « couru » pour les juifs passionnés de footbal de la ville. Si le Bayern, n’est pas à proprement parler un « club juif », il a une histoire juive intéressante.

BL : Mais au fait, qu’est-ce qu’un « club juif » ? Tottenham, l’Ajax, l’Austria de Vienne, Mayence, l’Eintracht de Francfort sont-ils des « clubs juifs » ?

DSM : Non, non. L’Hakoah de Vienne, pour sa part, était un « club juif » (NDLR : constitué exclusivement de joueurs de cette origine, nés en Autriche, Roumanie, Pologne ou Hongrie, c’est-à-dire des Etats pour tout ou partie constitutifs de l’ex Empire austro-hongrois). En 1925, il remportait le premier championnat professionnel autrichien.

La dénomination « club juif », par les rivaux locaux de l’Ajax, de Tottenham et autres relevait alors plutôt de motivations antisémites. L’Ajax devait originellement sa relative attractivité au sein de la communauté juive du fait de sa localisation à l’est d’Amsterdam. Et ceci entraînant cela : des juifs assistèrent aux matchs, puis devinrent membres puis dirigeants. De la même façon qu’à l’identique, en d’autres lieux, cette situation s’est produite pour des catholiques, des protestants… Cela génère des réseaux de soutien. Et pour la prochaine génération, c’est déjà évident, la motivation peut s’entendre ainsi : en tant que juif, je serai supporter de l’Ajax… Ce club me ressemble. C’est ma « Maison ». D’évidence de tels phénomènes imprègnent l’essence d’un club et participent à sa culture. De la même façon que d’autres influences… Les juifs demeurant minoritaires,  définir ces clubs comme  « juifs » dénote une forme d’obsession. De fait, c’est toujours la même histoire : on surestime l’influence juive quelle que soit l’empathie par rapport à l’histoire que l’on souhaite exprimer. Regardez ces fans de l’Ajax ou des Spurs lesquels bien que non-juifs scandent « Nous sommes les juifs » (NDLR : « Super Joden » pour les Amsteldamois « We are the Yids ! » pour les Londoniens) et s’équipent de symboles « juifs ».

BL : La parution de votre livre, du point de vue français, semble démontrer que le Bayern avait oublié sa part d’âme juive. Est-ce le cas ? Je pense notamment aux déclarations de Karl-Heinz Rummenigge, ancien CEO, lequel joueur à 18 ans au club rappelait qu’il n’avait jamais entendu parler de cette histoire ou bien ne connaissait pas l’existence du Président Landauer.

DSM : En effet. Cette histoire est restée enfouie. D’abord, soyons très clairs, peu désiraient s’y intéresser. Certains dirigeants paraissaient vraisemblablement gênés par la question. Ils craignaient des réactions antisémites de supporters rivaux et n’entendaient pas être labellisés comme « club juif ». A l’occasion, on m’a fait comprendre qu’un salarié du club considérait que je devais limiter mon implication sur cette question car elle pourrait torpiller les efforts entrepris par le Bayern en direction du marché asiatique. C’est en 2004, je crois bien, que j’ai été invité par le journal du club à rédiger un article sur Kurt Landauer, le président juif du Bayern. En 2009, le Directoire célébrait la mémoire de celui-ci lors d’un événement mémoriel organisé dans l’ex-camp de concentration de Dachau. Un ancien président n’avait alors pu s’empêcher de rétorquer à des journalistes qu’il existait bien d’autres présidents tout aussi bons au Bayern. Il pensait assurément à sa personne… Dachau étant bien sûr l’endroit idoine pour s’honorer de la sorte ! Le « coup d’envoi » de la réflexion sur l’histoire du club originel, afin de réinscrire dans ses annales ses innombrables membres juifs, est d’abord venu de l’extérieur avant d’être repris en interne par certains ultras et groupes de supporters. A ce sujet, citons particulièrement ceux de la Schickeria (NDLR : le « Gratin » en français comme ils se nomment avec une ironie mordante) ou ceux du « Club 12 ». En 2009, le tout Munich footballistique évoquait et débattait ce sujet, à l’exception toutefois de l’encadrement et de la direction mêmes du Bayern. Pour autant, comme je le mentionne plus haut, la situation s’est grandement améliorée depuis au sein du  club, grâce à l’engagement de certaines personnalités telles Andreas Wittner, l’ancien responsable des archives ou Hans-Peter Renner de la direction de la communication, grand connaisseur de  la mémoire du Bayern, sans omettre le constant soutien de Karl-Heinz Rummenigge.

BL : Cette « amnésie » tient-elle à la nature particulièrement conservatrice et chrétienne de la Bavière – dirigée depuis 1945 par la CSU, l’Union chrétienne sociale, considérée à droite de la CDU, le grand parti de centre-droit au plan fédéral – des années 1960 à 1980 ? En relation, bien entendu, avec les succès sportifs européens de l’époque.

DSM : Cela constituerait un sujet de livre en soi ! En quelques mots, Munich fût l’un des hauts-lieux de l’antisémitisme, voire même « la capitale du mouvement national-socialiste » ; Hitler y a rejoint le NSDAP (NDLR : avant d’entreprendre, en son cœur, le « Putsch de la Brasserie »). Cette situation s’est poursuivie après 1945. J’ai, d’une certaine manière, le sentiment qu’au lendemain de la guerre, les victimes juives du nazisme, et notamment celles rentrées d’immigration ne voulaient plus évoquer le passé. C’était une condition de survie pour parvenir à « rembobiner le film » interrompu brutalement en 1933. Dans les années 1960, le passé s’est retrouvé enseveli sous les succès sportifs. Le Bayern n’a rejoint la Bundesliga qu’en 1965, soit deux ans après sa création. C’est pourquoi, au-delà de Munich, l’impression dominante a longtemps prévalu que ce club, surgi de nulle part, n’incarnait pas un « club de tradition ». Beaucoup alors ignoraient que le Bayern remportait son premier championnat dès 1932.

Der FC Bayern und seine Juden de Dietrich Schulze-Marmeling

Verlag die Werkstatt 2011

A suivre …